Critique de Jean-Henri Maisonneuve
Abstraction lyrique, expressionnisme abstrait, figuratif ? On a toujours envie d’étiqueter. « Est abstrait le contenu que le peintre doit exprimer, soit cette vie invisible que nous sommes. » Ce sont des mots de Kandinsky, tirés de son célèbre Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier (1911). Il semble que la démarche d’Andy Le Sauce pourrait se couler dans leur essence : l’artiste représente effectivement ce qui vit en lui. Son élément, c’est l’eau. Le Bleu. Même son « origine du monde » inspirée directement de Courbet est bleue. Le Sauce est fait de matière océanique. De fonds marins. Ses aspirations – ses respirations – sont pélagiques. Loin de la radicalité géométrique de certains ou de la sobriété d’autres, l’abstraction façon Le Sauce se fraie un courant bien à elle.
Une abstraction lyrique même : liberté du geste, emploi des couleurs pour exprimer les émotions, les élans intérieurs, les envies… « Je peins ma propre vie mais je cherche aussi à peindre un espace invisible, celui du rêve, d’un lieu où l’on se sent toujours en harmonie, même dans les formes agitées des forces contraires. » Ces aveux de Zao Wou Ki dans son Autoportrait cosigné par Françoise Marquet (1988) se coulent encore plus précisément dans ce qu’Andy Le Sauce tente de réaliser : restituer son monde intérieur, nous le faire partager, nous embarquer pour une plongée au sens littéral du terme. D’ailleurs, on peut trouver pertinent le rapprochement avec le maître chinois lorsque l’on est en face d’une de ses oeuvres.
Alors, abstrait, suggestif, peu importe. On est avant tout submergé par ce bleu contagieux. Andy Le Sauce nage entre deux eaux. L’expression prend un sens particulier pour cet artiste immergeant, cet artiste tardif né en 1943, qui quitta l’île de La Réunion en 2003 pour le Pays Basque. Sa passion pour l’océan, le monde des profondeurs lui inspire tout son travail pictural, ses couleurs, ses formes. Les souvenirs accumulés, sa grande expérience en la matière nourrit son oeuvre, et son amour du « grand bleu » déferle en vagues irrésistibles lorsque ses toiles, souvent de grande dimension, ou en polyptyques, ornent les murs d’une galerie.
Il orchestre des « symphonies en bleu » évoquant parfois autant des lagons paradisiaques en vue aérienne, que des fonds marins, où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». C’est vrai, le travail d’Andy Le Sauce est une invitation au voyage. Pas n’importe quel voyage… C’est une odyssée abyssale à la thématique subaquatique!
Il peint la paix sereine du Bleu, se replongeant ainsi dans ce qu’il ressent (et c’est toujours vivant en lui) quand il est en apnée, au fond des océans du monde entier… Précision utile (et insolite dans une critique d’art) : il a été recordman du monde d’apnée à quatorze reprises, entre 1992 et 2001, champion de France dans divers sports, en plus d’être moniteur de plongée, professeur agrégé et psychomotricien ! Excusez du peu.
L’on comprendra dès lors qu’être face à une peinture d’Andy, revient à se trouver au hublot d’un bathyscaphe : on contemple les fonds marins, émerveillé. Car c’est quand il touche le fond qu’il atteint des sommets !!
« L’architecture » de ses oeuvres ? Un fond offrant les principales lignes horizontales, un bleu qui s’installe en aplats et en glacis nuancés ; puis, devant, des formes plus ou moins précises, concrètes, à la matière plus dense, colorée, se dessinent en lignes verticales ou courbes.
Figuration ? Le Sauce s’en défend. Elle est suggérée et involontaire. Mais sous nos yeux, si l’on permet à l’imagination de vagabonder, c’est toute la flore, et tout un bestiaire sous-marin qui dansent au gré des courants. Le zoologiste spécialisé ou l’océanologue pourrait croire à des anémones, astéries, éponges, coraux, oursins, holothuries gracieuses, vers à tubules, céphalopodes délirants ou mollusques fantasques, spirographes déployés en feux d’artifices ou autres arthropodes à la carapace excentrique… Le petit peuple du grand bleu, convoqué dans ces formes colorées et ces empâtements. Un monde d’où la lumière n’est pas absente, au contraire… Le soleil du dessus appelle au retour à la surface.
L’artiste, révolté par ce que devient son élément, est aussi un citoyen engagé, et jette l’anathème sur les responsables de notre monde, incapables d’ouvrir les yeux sur ce que deviennent les océans. A travers des oeuvres monumentales et didactiques, comme cet ensemble de quatre toiles, « Avant-hier ; hier ; aujourd’hui ; et demain ? » il dénonce l’état des fonds marins ; il amène à une prise de conscience et à une réflexion profonde sur le devenir de la mer. Qu’allons-nous décider aujourd’hui, pour que l’avenir ne soit pas une catastrophe ?
Avec de l’imagination, l’univers rendu visible par une de ses toiles révèle des possibilités infinies et recèle un mystère digne des abysses. On peut éprouver l’ivresse des profondeurs, face à ces oeuvres à la fois calmes et mouvementées, désertiques et tellement habitées ! Sensibilisés, et gagnés à la cause Bleue (couleur préférée des Européens, donc des Français), nous deviendrons ses défenseurs et promoteurs acharnés.
Jean-Henri Maisonneuve
(Critique à la Brigade Contemporaine)